Cet article fait suite à l'exposition "À la recherche de la lunette perdue" qui a eu lieu en 2023 au Musée d'histoire de La Chaux-de-Fonds et dont j'ai été le commissaire d'exposition avec Myriam Minder, conservatrice-adjointe du Musée. Il est partiellement tiré du premier chapitre de ma thèse de doctorat consacrée à l'histoire de l'Observatoire cantonal de Neuchâtel dont je parlerai dans un autre post. J'y décrit les dispositifs de la détermination de l'heure employés avant l'Observatoire. Ils servaient à fournir l'heure exacte à la population et en particulier aux horlogers.
Au XIXe siècle, le développement de l'industrie horlogère et l'orientation de certains horlogers vers une économie de la qualité impliquent de disposer de moyens rigoureux de contrôle pour vérifier la précision des garde-temps. Pour ce faire, le prérequis est de pouvoir déterminer l'heure de manière la plus précise possible. À cette période, le moyen le plus sûr pour ce faire repose sur l'astronomie méridienne. Il s'agit d'observer le passage d'astres sur une ligne méridienne (nord-sud correspondant à la longitude locale) et d'en enregistrer le moment de passage (qui est connu de manière prédictive) afin de vérifier l'état de marche (l'avance ou le retard sur l'heure vraie) d'une horloge de référence. En 1846, cette problématique devient publique et occupe la section des Montagnes de la Société des sciences naturelles de Neuchâtel qui nomme Célestin Nicolet (1803-1871), politicien, pharmacien et savant au vaste réseau comme en atteste sa correspondance (conservée à la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds), à la tête du "comité de la lunette" pour mettre en place un système permettant de déterminer l'heure avec l'appui financier du Bureau de contrôle des ouvrages en métaux précieux. Nous allons passer en revue les différents éléments de ce dispositif que nous avons eu l'occasion d'explorer dans le cadre de mes recherches sur l'histoire de l'Observatoire cantonal de Neuchâtel. Il est remarquable de constater que la plupart subsiste, constituant un témoignage remarquablede la détermination de l'heure à La Chaux-de-Fonds au milieu du XIXe siècle.
Lunette méridienne Ernst
Puisqu'il faut observer le passage d'un astre à un point fixe, il est nécessaire de disposer d'une lunette astronomique, dite méridienne, dont le principe est d'être solidement installée sur un support afin de limiter ses mouvements dans un axe vertical. Dans notre recherche, il n'a pas été possible de retrouver cette lunette. Cependant, il demeure une lunette au Musée d'horlogerie du Locle-Château des Monts qui est vraisemblablement celle utilisée au Locle lorsqu'un dispositif approchant de celui de La Chaux-de-Fonds est installé en 1845. Célestin Nicolet s'inspire largement de l'expérience locloise et contacte les mêmes personnes pour établir le système de La Chaux-de-Fonds.
Source : lunette méridienne du Locle, Musée d'horlogerie du Locle-Château des Monts
Cette lunette mesure (65 cm sur 6,2cm). Elle est faite en (laiton). Elle porte en signature : « Ernst, rue de Lille 11, Paris ». La lunette est visiblement incomplète, il manque notamment un châssis et probablement des éléments à l’intérieur du tube. On ne connaît pas le contexte d’utilisation précis, ni si elle était placée sur un support comme à La Chaux-de-Fonds. L’anneau centrale semble avoir à être enchâssé dans un dispositif permettant de l’installer sur un support.
Heinrich Rudolf Ernst (1803-1863)
Né en 1802, Heinrich Rudolf Ernst est originaire du canton de Berne. Autour du milieu des années 1820, il s’installe à Paris. Il ne demeure guère d’informations sur les premières années d’Ernst, sur son cursus et les raisons qui le mènent à Paris. Il s’agit d’un touche-à-tout qui effectue notamment des instruments scientifiques, essentiellement météorologiques. Il semble qu’il ait plutôt sous-traités une partie de sa production, particulièrement dans le cas des lunettes qui nous occupent, mais les connaissances demeurent aussi lacunaires sur ces aspects. Retenons qu'Ernst est un fabricant polyvalent et itinérant, puisque l’on retrouve des traces de ses déplacements.
Ernst s’intéresse de près aux daguerréotypes, l’ancêtre de la photographie (dont le brevet est déposé en 1839). L’examen des annonces parues dans les journaux permet de constater la présence d’Ernst à différents endroits du canton de Neuchâtel où celui-ci fixe rendez-vous à la population pour se faire prendre en portrait. Ces apparitions remontent au début des années 1840, soit au tout début de la daguerréotypie, démontrant qu’Ernst est un entrepreneur novateur.
Support de la lunette méridienne
Source : Support de la lunette méridienne dans les combles de la Tour du Grand Temple, @Aline Henchoz
Pour positionner la lunette méridienne, il fallait pouvoir la disposer très solidement sur un socle servant de support. Ce socle a été redécouvert par mes soins après une exploration de la tour du Grand Temps (anciennement Temple français), ce qui est confirmé par le fait que la date du dispositif figure sur le pilier, 1846, et qu’à son sommet se trouve des éléments métalliques, qui permettent d’enchâsser la lunette. De plus, l’examen de la toiture a démontré que des planches ont été ajoutées ultérieurement afin d’obstruer l’ouverture à la suite de l’abandon de ce dispositif à une date indéterminée, très probablement au moment où l’Observatoire cantonal de Neuchâtel commence à diffuser un signal horaire par télégraphie (1860).
Borne méridienne
Source : Borne méridienne du terrain du Creux des Olives, photographie de l'auteur
Cette borne méridienne a pour fonction d’indiquer précisément le Sud à l’observateur qui se situe sur la tour du Grand Temple et de permettre la calibration du dispositif. Elle est placée sur le terrain du Creux des Olives, dit « de la Sorcière », jouxtant le bois du Couvent. Encore aujourd’hui la ligne de vue entre la borne et la tour du Grand Temple demeure possible. Pour positionner précisément le dispositif sur un axe nord-sud correspondant à la longitude ou à un axe méridien, le géographe Jean-Frédéric d'Ostervald (1773-1850) est sollicité, démontrant le grand soin apporté à cette installation. La présence de la borne méridienne a pour fonction de fournir un point de référence placé préciséement au sud. Cela se justifie puisque la lunette méridienne était positionnée uniquement lors des périodes d'usage. Le reste du temps, elle devait être mise dans un endroit sécurisé, ce qui signifie qu'il fallait la repositionner très précisément dans l'axe nord-sud très régulièrement et donc de disposer d'un point de repère constitué par la borne méridienne.
Le régulateur Klentschi
Le 12 mars 1846, une lettre du Bureau de contrôle confirme l’octroi du subside pour l'ensemble du dispositif en posant toutefois la condition que le régulateur soit construit à La Chaux-de-Fonds par « les artistes jugés capables », illustration d'une volonté d’encourager l’industrie locale à produire des garde-temps de précision. Charles-Frédéric Klentschi (1774-1851) et son fils Louis Klentschi (1806-1881) fabriquent le régulateur, comme indiqué sur le mouvement de l’instrument : « Par les économies du Bureau de contrôle Chauxde-Fonds 6 mars 1846. Chs-Fc. Klentschi et fils fecit. 1846 ».
Ce régulateur permettait à l'ensemble de la population de venir consulter l'heure en la comparant avec celle d'un garde-temps portatif afin de conserver une référence la plus exacte possible au sein des ateliers, contribuant au développement d'une industrie horlogère de haute précision.
Le système de Nicolet a cependant le défaut d'être chronophage pour la personne en charge des déterminations de l'heure qui semble avoir oeuvrée bénévolement. De plus, la pratique de l'astronomie méridienne pour être vraiment efficace, doit être effectuée quotidiennement et par des professionnels pour atteindre une précision optimale, deux critères qui ne pouvaient être atteints avec ce dispositif.
Pour aller plus loin :
Bernasconi Gianenrico, « La précision de l’heure dans les centres horlogers des Montagnes neuchâteloises dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et au XIXe siècle », Guzzi-Heeb Sandro & Dubuis Pierre (éds.), Organisation et mesure du temps dans les campagnes européennes de l’époque moderne au XXe siècle, Sion : Cahiers de Vallesia, 2019, 37-48.
Gressot Julien, L'Observatoire cantonal de Neuchâtel et la mesure du temps (1858-1960): instruments scientifiques, acteurs et espaces savants, Neuchâtel, thèse de doctorat soutenue le 23 février 2024 à l'Université de Neuchâtel.
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